Marsinne - Photo : Samuel Lagneau

Mazurtango et romantique folk

Le groupe vient d’annoncer une mazurka. La salle rentre en effervescence, les couples se cherchent. “Je danse toujours la première et la dernière mazurka de la soirée avec ma chérie”, annoncent certains. Les années passant, j’ai l’impression que les danses de couple folk, et plus particulièrement la mazurka, se transforment sous l’impulsion d’un “effet romantique”. Les mélodies se font tendres, les rythmes se font lents, les corps se rapprochent… et le tango, lentement mais sûrement commence à s’immiscer.

Les métamorphoses de la mazurka, une étude d’Eric Thézé

La mazurka est l’une des danses phares des bal folks d’aujourd’hui. L’une des 4 danses de couples principales que sont la mazurka, la scottish, la polka, et la valse. C’est également la danse qui a connu le plus d’évolutions et le plus rapidement depuis sa création, une évolution musicale, dans la manière d’être dansée et dans sa popularité.

En 2006, Eric Thézé, danseur, musicien et compositeur de nombreuses mazurkas,  faisait déjà le constat dans une étude intitulée “Les Métamorphoses de la Mazurka”. Il décrit ainsi rapidement les racines de la mazurka.

La mazurka est originaire de Pologne. […] Dans les années 1830, de nombreux Polonais, chassés et poursuivis de leur territoire à la suite du partage de leur pays entre la Prusse, l’Autriche et la Russie, émigrent vers l’Europe occidentale. Parmi ces réfugiés se trouve Frédéric Chopin qui s’établit en France et qui, par ses nombreuses compositions, ses interprétations et ses créations de mazurkas, va contribuer à donner à cette danse une grande notoriété. […] D’abord dansée dans les salons, la mazurka se répand dans les différentes régions de France, et prend des formes diverses.Eric Thézé

Les métamorphoses de la mazurka

Pratiques d’inspirations traditionnelles et transmission savante, par Eric Thézé. Ce texte a été présenté dans le cadre d’un séminaire du département de recherche sur les relations franco-britanniques, de l’université de Lancaster, et d’une rencontre autour de la mazurka, organisés en avril 2006. Les Métamorphoses de la Mazurka – Eric Thézé

Pour se faire une idée, voila de quoi on parle… Ce genre de mazurka est toujours pratiquée dans les associations de reconstitution historique, notamment Le Quadrille Français.

Mazurka 1845 - Wikipedia
Mazurka 1845 – Wikipedia

On se fait donc l’effet d’une danse très vive et codifiée, loin des rythmes langoureux qu’on entend aujourd’hui sur les parquets. Que s’est-il passé ?

Des débuts de cette danse “trop jeune” venue de la capitale qui échappe aux collecteurs, concentrés sur des danses de terroir – plus riches – on ne garde que peu de traces jusqu’aux années 1970 où une forme de mazurka issue du village de Samatan en Gascogne est repérée . Elle est enregistrée et ensuite enseignée par Pierre Corbefin, Directeur du Conservatoire Occitan à Toulouse qui va la rendre populaire. Eric Thézé indique :

Une caractéristique de cette mazurka est qu’elle n’était pas autant sautée que les autres. Plus coulée ou glissée, elle n’avait pas ce côté directement joyeux et bondissant que la mazurka pouvait avoir ailleurs.Eric Thézé

On est déjà loin de la danse victorienne de Pologne et des salons parisiens prisés par Chopin. La mazurka a déjà connu sa première évolution majeure.

Mazurka de Samatan
Mazurka piémontaise

Le nouveau « slow » du folk

Depuis 20 ans, il semble qu’une nouvelle évolution majeure soit en marche, distinguant la mazurka comme une danse phare des bal folks, la danse lente et romantique par excellence. Le Slow du folk.

Durant une vingtaine d’années, à partir de 1970, l’image de la mazurka s’est transformée grâce à l’enseignement de Pierre Corbefin et pour répondre aux demandes des danseurs. Il s’est produit alors une conjonction entre un mécanisme collectif et une initiative individuelle. Le mécanisme collectif s’est opéré avec le développement des danses de couple. Au fur et à mesure que la proportion des danses de couple dans un bal a augmenté, on a désiré des danses plus sensuelles, qui ne soient pas seulement divertissantes, et aussi des danses qui permettent d’improviser librement. […] Dans le courant des années 1980 puis 1990, certains musiciens, soit pour répondre aux demandes des danseurs, soit parce qu’ils sentaient le même besoin, se sont mis à jouer les mazurkas en prenant des tempos moins rapides, afin de favoriser une manière plus coulée, mieux adaptée à la danse transmise par Pierre Corbefin et ses élèves.Eric Thézé

Je pense que, clairement, les nouvelles générations de musiciens et de danseurs, et l’évolution de la musique (comme abordé dans L’incroyable créativité de la musique folk à danser) ont eu un effet de bord considérable sur la manière dont nous dansons. Tout comme les musiciens ont été influencés par des courants musicaux extérieurs au folk, les danseurs se sont eux inspirés d’autres manières de danser (comme tango, la danse contact, le rock, la salsa…) pour transformer à leur tour les danses.

Comme incubateurs de cette évolution, Eric Thézé évoque les parquets de festivals et leurs ambiances de fin de soirée propices aux expérimentations…

Parce que la nuit, après la disparition des sonorisations, entre trois heures et l’aube, musiciens et danseurs pratiquent en toute liberté, sans réflexion, de façon de plus en plus intuitive et intériorisée, lorsque vient le jour, ces mêmes danseurs qui prennent la parole pour expliquer les danses au cours de leurs ateliers, transmettent autre chose que des pas ou des figures. L’énergie qui les anime, capable de repousser la fatigue, donne à tous cet espoir de voir le soleil se lever. Mais dans le même temps, parce qu’ils se retrouvent en situation d’atelier, à devoir analyser et transmettre, ils font évoluer leur propre représentation et vont amener de nouvelles variantes, là où ils avaient, eux, expérimentés des variations sans mots.

La plupart de ces variantes risquent d’être pratiquées de façon très mécaniques par ceux qui auront suivi l’atelier, parce qu’elles auront été expliquées c’est à dire figées, quantifiées, jusqu’à ce qu’à leur tour ils se laissent entraîner par la longue pratique nocturne, et qu’à leur tour ils délaissent ce qu’ils ont appris pour trouver la manière simple qu’ils ont de danser comme ils sont.Eric Thézé

De plus en plus, l’idée de privilégier la qualité de la connexion au détriment des pas sautillés s’instaure parmi les danseurs . La Mazurka est une danse en 12 temps, dont les temps 3 et 9 sont marqués en suspension, traditionnellement un sautillement. La nouvelle tendance est de moins en moins marquer ce temps, considéré maintenant comme un temps de pause plutôt qu’une impulsion vers le haut. Les danseurs ont ensuite utilisé cette énergie qui était développée verticalement pour la ré-investir dans quelque chose de plus horizontal, de plus rond. Cette variation d’énergie est venue au service de l’amplitude et de la vitesse des pas tournés, créant de nouvelles variantes.

Au fur et à mesure que la danse devient de plus en plus intime, certains morceaux sont devenus célèbre dans l’univers folk.

 

Quand le tango fait son entrée dans nos stages de danse

Frisse Folk

En janvier 2002 Koen Dhondt commence à donner des cours de danse folk à Bruxelles. 15 Ans plus tard, Frisse Folk est devenu une référence pour la danse folk en Belgique et une école de danse folk avec une réputation solide. Koen Dhondt est le fondateur et le président de l’association. Depuis 2011, Koen peut heureusement compter sur une multilingue polyvalente en la personne d’Elena Leibbrand dans l’organisation des cours de danses, des ateliers, des bals, et leurs nombreuses interventions à l’extérieur.

[En savoir plus sur Frisse Folk]

Il existe de nombreux stages de variations pour mazurka pour permettre aux danseurs de varier leur danse, d’expérimenter et d’ouvrir leur horizon sur d’autres influences. C’est le cas de certains stages animés par  Koen Dhondt, professeur de danses folk et trad, qui donne des cours à Bruxelles depuis 15 ans sous la bannière de Frisse Folk. Il organise régulièrement des stages de Tangurka avec sa partenaire de danse, Elena Leibbrand.

En novembre dernier, Frisse Folk a organisé un bal avec Duo Absynthe, le groupe folk “romantique” par excellence, et dans le même temps animé un cours de mazurka tango. Est-ce que tu vois la mazurka comme une danse romantique ?

Je ne sais pas si on peut parler de Duo Absynthe comme un groupe romantique, mais ils jouent effectivement des mazurka lentes. C’est le cas de nombreux groupes folk / neo folk en Europe. Ca peut donner lieu à des ambiances romantiques, et ça influence aussi la danse, puisqu’on va danser et interpréter différemment en fonction du tempo.

Même s’il y a des danses qui, clairement, créent  une intimité entre deux personnes, il ne faut pas associer toutes les mazurkas au mot romantique. Ce serait restrictif, d’autant plus qu’historiquement la mazurka était tout à fait différente. Le tempo était plus rapide et le pas beaucoup plus marqué et sautillé. Certains groupes le jouent encore comme ça.

Les techniques que nous souhaitons transmettre ne sont pas dans une idée de rendre la danse romantique. C’est un ensemble de clefs pour jouer avec son partenaire. Le folk,  ça implique de pouvoir mélanger des nouvelles choses pour enrichir sa danse.

Qu’est-ce qu’il y a à apprendre du tango ?

Il y aura des notions de posture bien sur, mais ça c’est quelque chose qu’on travaille dès le début chez Frisse Folk. En tango il y a des possibilités qu’il n’y a pas dans le folk : d’autres techniques, d’autres positions et on essaie de les mélanger un peu. Ce qui m’intéresse en premier lieu, c’est de transmettre les petites techniques de tango qui peuvent être utilisées en danse de couple. En mazurka lente ça marche assez bien, mais ça peut s’appliquer à d’autres danses. J’aime bien improviser et chercher de nouvelles choses dans les danses mazurka, scottish, valse, polka.

En mazurka il y a beaucoup de pas en rotation, on va y ajouter des déplacements vers l’avant et vers l’arrière, et éventuellement des notions de dissociation du buste et des hanches.

Est-ce une manière d’amener les gens au tango ?

Ça peut être une transition douce pour certains. Le tango est une danse populaire, et il y a beaucoup de gens avec un certain niveau de mazurka qui sont à la recherche de nouvelles choses, d’une plus grande technicité. C’est pour ça que j’ai voulu proposer ce genre de stages. Le premier stage que j’ai donné, c’était avec une amie prof de tango. On a beaucoup dansé ensemble, expérimenté des pas, élaboré une transmission… Toujours dans l’idée de garder le plaisir de la danse et de l’improvisation. Transmettre des notions de tango à travers une danse que les gens connaissent, pour beaucoup c’est une première approche décomplexée.

Mêler la mazurka et du tango, est-ce que c’est encore de la mazurka ?

On les danse tellement souvent, qu’après 50 mazurka les gens ont envie de faire quelque chose d’autre de temps en temps. Il faut tester un peu les limites, parfois ça marche, parfois non. Je me permets d’aller faire des expérimentations à un point où, effectivement, on peut perdre la notion mazurka. On va travailler sur le mélange et sur le passage du pas de base à des pas de tango et inversement.

Nous ne voulons pas d’étiquette de « prof de tango mazurka ». Oui nous proposons parfois ce genre de stages, mais pas uniquement, j’ai aussi un côté très trad. Pour moi folk et trad c’est un spectre, ce n’est pas noir ou blanc, il y a beaucoup de nuances de gris entre tout ça. Ce stage c’est le truc le plus folk que je donne. Le stage de Bransle Béarnais c’est l’autre opposé et j’aime bien faire les deux.

Dansstage Tangurka: cunita & cruce met Koen Dhondt

Stage de Tangurka avec Koen & Elena, le 16 avril 2017 à Anvers. En savoir plus

Donc il n’y a pas d’opposition entre « folk » et « trad » ?

J’utilise le mot  « trad ou traditionnel» pour désigner les danses telles qu’elles se dansaient dans la société rurale. Je trouve ça très important de préserver et transmettre ce patrimoine. Et j’appelle « folk » le courant plus actuel où l’on prend des libertés par rapport à ce qui se dansait à la base. C’est un terrain sur lequel on peut amener de la créativité, de l’amusement, et où on va mélanger des choses.

Je suis aussi adepte des danses traditionnelles. J’essaie d’appliquer cette esthétique et cette rigueur des pas traditionnels aux différentes danses régionales : congo, bransle, bourrées, bourrées auvergnates… C’est-à-dire des danses d’une région spécifique qui ont plus ou moins bien été transmises jusqu’à maintenant. J’essaie de les transmettre telles qu’elles, puis aux gens qui maitrisent bien je propose parfois des variations plus folk, plus personnelles avec plus de créativité actuelle. Mais dans les danses mazurka scottish valse, danses du 19ème siècle qui ne sont pas issues d’une seule région où ce n’est pas un répertoire qu’il faut sauver, maintenir… Là j’ai une attitude beaucoup plus libre.

Danser en conscience

S’il n’est pas problématique de laisser des influences extérieures élargir nos possibilités en danse, Koen estime toutefois qu’il faut le faire en conscience. Un choix délibéré de suivre le pas de base ou de ne pas le suivre, mais encore faut il connaître ses bases.

Oui, la danse est vivante. On entend parfois l’argument « en improvisant tout est permis »… Ca ne doit pas pour autant être une excuse pour faire du n’importe quoi, parfois sans connaître l’original. Je pense que dans la société traditionnelle les danses évoluaient également, mais parce que des gens qui maîtrisaient à fond la danse y apportaient un style personnel. Aujourd’hui il y a des gens qui n’ont pas fait l’effort d’aller voir l’original, ou n’ont pas fait la rencontre de l’original  : ils ont vu la copie d’une copie. A partir de ça ils vont créer tout de suite autre chose sans avoir intégré la base. Je trouve ça dommage. Il faut connaître ce qu’il y avait avant, sinon c’est une rupture, pas une évolution.Koen Dhondt

Une évolution qui ne convient pas forcément à tout le monde

Comme beaucoup de danseurs, j’ai entendu des remarques négatives sur les gens qui s’écartent du pas de base pour aller flirter avec des influences extérieures. Tout d’abord, je souhaite préciser que tant que les personnes ne gênent pas le bon déroulement du bal, la circulation et le bien être des danseurs, chacun est libre de danser comme il le veut, même de manière totalement originale et décalée. Le mieux étant avant tout de danser en accord avec son partenaire et avec la musique. Dans l’idéal, cela voudrait dire éviter de faire de la danse contact sur une mazurka traditionnelle, mais après tout chacun est responsable de sa propre musicalité.

Un reproche récurrent fait état de l’utilisation du mot mazurka qui serait galvaudé vu l’état de transformation de la danse. La Mazurka n’étant plus de la mazurka, il faudrait trouver un autre mot… J’aurais tendance à penser qu’un mot utilisé par des milliers de personnes, musiciens et danseurs, ne peut pas être faux. Il n’y a pas une mais des mazurkaS et celles qui mixent des influences extérieures en font partie.  Au final, chacun défendra la forme de danse dont il a l’habitude. Qu’est-ce que la mazurka traditionnelle au final ? Chacun aura sa propre interprétation, est-ce la version quadrille ? La version qui sautille ? La version qui ne sautille pas ? La version qui ne sautille pas oui, mais si on fait des figures ça ne va plus ? Les figures oui, mais seulement celles qui datent d’avant les années 80 ?

Dans un premier temps j’ai cru que la mazurka de Samatan avait simplement été déformée par les danseurs du bal folk, comme beaucoup d’autres danses. […] Mais cela ne me permettait pas du tout de comprendre comment cette danse s’était, non pas « déformée », mais « métamorphosée » en diverses formes, ici et là, avec, peut-être des excès, peut-être des ratés, mais surtout des réussites merveilleuses, à voir et à sentir, à partager entre danseurs. […]Dans une transmission de type traditionnel, personne ne danse en reproduisant un schéma analysé, personne donc ne danse exactement comme les autres, pas plus que les musiciens ne jouent de la même façon les uns et les autres.Eric Thézé

Nous, danseurs, choisissons notre cadre de danse. Il semble clair que dans un cadre de danse sociale, l’ouverture vers des influences extérieures doit être accepté. Qu’on exige une certaine rigueur et un respect des traditions dans un cadre de reconstitution en est un autre.

En creusant un peu, un autre écho qui ressort parfois – et c’est le plus important – c’est l’imposition de la proximité corporelle. De base, la mazurka se danse en position de danse moderne et ouverte. Le ralentissement des pas et la musique intimiste ont tendance à provoquer un rapprochement des danseurs, ce qui ne met pas tout le monde à l’aise. On touche ici à la notion de consentement. Le sujet n’est pas limité à la mazurka mais sur une danse où les corps se rapprochent, il faut bien s’assurer qu’à aucun moment la (ou le) partenaire ne doit être mal à l’aise du fait de la proximité corporelle. (Et ça tombe bien, j’en ai parlé dans Engager son corps dans la danse)
Quand c'est un peu trop
Quand c’est un peu trop

J’entends parfois les termes de mazurka chamallow, mazurcalin, etc. Je ne sais pas si cette mode va durer, et il est probable que chaque danseur ait sa période chamallow et expérimentations, mais c’est justement là que des stages d’introduction au tango me semblent particulièrement utile. Le tango étant la danse rapprochée par excellence, le rapport au partenaire et à la posture a été étudié et codifié, permettant aux gens de danser fermé sans malaise. Le folk étant un milieu où on peut danser sans prendre de cours pendant des années et avoir une mauvaise posture, je trouve justement qu’une ouverture sur la rigueur du tango est des plus bienvenue.

La mazurka n’étant pas de base une danse trop proche, il faut partir du principe qu’on va danser « ouvert », et effectuer un rapprochement pendant la danse, si 1/ le partenaire s’y prête, 2/ la musique aussi. Il est à noter également que tout le monde n’a pas envie d’enchainer des variantes à tout va. La simplicité du pas de base en fluidité et avec une connexion agréable étant déjà un défi en soi.

Au final, cette danse n’a certainement pas fini d’évoluer. Encore 20 ans, 50 ans, et nous aurons une meilleure visibilité sur ce que la pratique en danse sociale peut provoquer comme bouleversements sur une danse. Auront-nous fusionné avec le tango argentin, la salsa et la danse contact ? Aurons-nous fait place à une nouvelle mode ? Aurons-nous inventé un nouveau terme pour désigner cette nouvelle danse ?

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